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En apesanteur : entretien avec Erwan Kerzanet, ingénieur du son de L’envol.
Présenté en ouverture de la Quinzaine des Réalisateurs, L’envol de Pietro Marcello, sort en salle prochainement. Erwan Kerzanet, ingénieur du son sur le film, nous raconte son travail sur ce film aussi atypique que beau. Entretien initialement publié sur le site de l’AFSI.
Comment tu as commencé le travail avec Pietro Marcello sur l’Envol ?
Erwan Kerzanet : Je connaissais bien certains de ses films que j’avais vus en salle, notamment la « Bocca del Lupo » qui m’avait beaucoup marqué à la fois pour l’image et pour le son. Un couple s’envoyait des cassettes audios pour communiquer d’une cellule à l’autre d’une prison sur des images de Gênes entre passé et présent. Pour l’Envol, je dois à Juliette Picollot, qui s’occupait de lancer le film en fabrication pour CG Cinema (Charles Gillibert). Elle s’est rappelée que j’étais bilingue italien et que j’aimais le cinéma documentaire, c’est elle qui m’a mis en relation. Lors de notre première rencontre, Pietro m’a dit : « Ok, va bene ! C’est très bien. Tu as carte blanche, tu fais ce que tu veux. La seule chose que je te demande c’est de travailler avec des micros bizarres ». Pour moi, c’est fantastique de démarrer un film de la sorte. La première chose qui m’est venue en tête c’est j’allais chercher le « grain » que j’allais pouvoir donner au son du film. Le public a découvert Pietro Marcello avec Martin Eden mais, pour le son, j’avais envie de retrouver la matière audacieuse de certains de ses films plus anciens comme Le Passage de la Ligne ou Le Silence de Pelechian, j’avais idée de fabriquer un son direct qui, par son épaisseur, sa matière, donnerait déjà un corps sonore au film, j’avais le pressentiment que Pietro Marcello allait faire avant tout le son de son film sur sa table de montage. Pietro insistait sur un son « chaud » et rugueux, il voulait même faire le mix en mono. J’ai alors tout de suite imaginé que je pourrai faire le son du film avec des micros a « ruban » comme le fameux M160 de Beyerdynamics avec lequel tant d’ingénieurs du son ont travaillé.
Le choix du ruban devenait cohérent avec un film d’époque ?
E.K. : Oui, même si je n’ai jamais vraiment pensé qu’il s’agissait d’un film d’époque. Evidemment, l’histoire se situant au lendemain de la première guerre mondiale, il ne fallait pas que l’on entende les routes et les avions, et le ruban nous aidait à gommer les nuisances car il permet d’enregistrer les sons de près en gardant une douceur, en gommant tout les transitoires qui dérangent l’oreille. C’est un micro qu’on met souvent sur les cordes par exemple pour adoucir l’agressivité du crin de l’archet. Je me suis vraiment posé la question de constituer un son avec une matière, un grain, une forte personnalité. C’est une chose que j’aime de plus en plus considérer parce que je trouve que beaucoup de bandes son se ressemblent et ça en devient ennuyeux à écouter. Ici, l’image devait être tournée en 16mm avec un grain très fort et des parti-pris anti conventionnels. D’une certaine manière, il y avait le poids d’une vie passée dans les images du film (c’est récurrent dans les films de Pietro Marcello), mais le son était porteur de la vie du présent. Le scénario me donnait à entendre les godillots crottés de terre, les pas sur les tomettes, les accessoires rustiques de la ferme. J’avais utilisé les micros à ruban avec Nicolas Becker pour enregistrer les bruitages « in-situ » sur J’Accuse de Roman Polanski et j’avais envie de pouvoir refaire tous les déplacements et les sons d’accessoires sur le plateau avec cette logique de bruitage in-situ. Les micros à ruban ont été très utilisés par la génération d’Antoine Bonfanti sur des films magnifiques (Alain Resnais, Chris Marker…) et lorsque les jeunes lui disaient que les micros à ruban c’était vieux et qu’ils avaient trop de souffle, il leur répondait : « mais le souffle, c’est la vie ! ». C’est vrai que les M160 soufflent beaucoup mais, en réalité, on peut se servir de se souffle pour enregistrer certains sons, mieux qu’avec des micros modernes. Un peu comme un chef opérateur pourrait avoir envie de travailler avec des optiques moins piquées que ce qu’offrent les séries que l’on fabrique aujourd’hui. J’ai donc utilisé le M160 bien sûr à la perche mais je ne voulais pas tomber dans le piège du son « ancien » non plus. Le film a sa part de modernité. Les acteurs ne jouent plus aujourd’hui comme ils jouaient chez Renoir ou Carné. Il fallait que je réactualise ce vieux son par un apport plus contemporain. J’ai donc mélangé des vieux rubans avec un ruban moderne et préamplifié à large membrane : le RE84A de chez AEA. C’est un peu devenu le micro du film. Tout le monde nous charriait sur le plateau en nous entendant parler de ce RE84…
Et sur le plateau, ça ne vous posait des problèmes spécifiques ?
E.K. : Si beaucoup. A l’image aussi aujourd’hui c’est compliqué de greffer les technologies modernes sur des caméras anciennes (retours video HD etc.) On avait des difficultés mais c’était cohérent avec celles de l’image donc ça allait. On a parfois redécouvert l’inconfort des ingénieurs du son de l’époque. Et aussi les raisons pour lesquelles il y avait davantage de bruitage qu’aujourd’hui dans les films. Les suspensions pour les M160 ne sont pas aussi performantes que celles de Philippe Chenevez (Cinela) et avec l’assistant son Marco Peron qui a fait beaucoup d’ingénierie, nous avons fabriqué une suspension en imprimante 3D pour loger le RE84A dans une bonnette Piano de Cinela ! Cela nous a permis de réaliser exactement ce que je cherchais : mélanger au M160 le son d’un micro plus riche en timbre. Nous nous en sommes servi sur tous les plans afin de pouvoir garder sur une piste la signature acoustique de la pièce et pour ré enregistrer presque systématiquement en son seul les déplacements des acteurs.
Il y a aussi un facteur culturel ? Les italiens ne font pas beaucoup de son synchrone.
E.K. : C’était le côté anxiogène de mon début de collaboration avec Pietro. Il ne me montrait que des films dont le son était génial mais où il n’y avait absolument aucun son direct : des vieux films de Mikhalkov, de Ermanno Olmi, des films turcs ou géorgiens. Mais d’un autre côté son goût pour le réel était présent dans ses films. Pietro cultive aussi une forme d’anarchie. Il s’attache à casser tous les gestes de travail qui nous lient chacun à nos habitudes de travail ou à notre métier. Sur le plateau, Pietro peut être déconcertant si on cherche à « bien faire son travail ». Bien faire son travail c’est surtout savoir se mettre à la place de Pietro, le reste n’est pas son affaire. Il faut inventer tout le temps et être audacieux. Mais en tant qu’italien immergé en France il dû faire sa part d’effort, il a dû s’habituer à notre manière d’occuper un plateau car en Italie les ingénieurs du son sont moins bien considérés (question d’histoire du cinéma). Il a dû s’habituer à nos micros, nos perches audacieuses avec le cadre, mais il a très bien compris qu’on allait chercher une matière qui correspondait au film je crois alors il nous a laissés cet espace même si ça le rendait fou de voir des micros dans le champ. C’est très intéressant de le voir travailler avec la caméra à la main et l’œil dans le viseur. Chez lui, l’image tend à la vision, c’est un geste de regard très intense qui rend souvent les dialogues non nécessaires. Sa vision capte déjà tout des émotions et des violences subies par ses personnages. Sur la table de montage, les images et le son se complètent mais ne se font pas de courtoisie, c’est souvent une cohabitation. Comme la mort et la vie. Je crois que l’Envol tient des deux à la fois. Et je crois que c’est une composante forte du geste de Pietro, de sa modernité. C’est un peu comme si l’image était du côté de la mémoire et de la mort ou de l’éternel tandis que le son est toujours du côté du présent et de la vie. Deux conceptions du document.
Tu as entendu le résultat en salle de montage puis en auditorium ?
E.K. : Au milieu du tournage, Pietro m’a demandé si je voulais m’occuper de suivre le montage son du film. Je ne suis pas un monteur son de métier et je crois que c’est aussi un aspect qui l’intéressait. Il m’a demandé de superviser le travail du son jusqu’au mix. Il se souciait sans doute aussi de voir correctement utilisés tous les sons seuls du film. En prépa, j’avais présenté un mixeur, Olivier Guillaume, à Pietro. Je n’aime pas fantasmer le son d’un film en solo. J’ai trop de plaisir à partager les choses avec des personnes différentes qui amènent leurs idées, leurs points de vue. Nous avons alors réfléchis ensemble à qui intégrer dans une équipe de montage son. Le truc primordial c’était de trouver des personnes qui accepteraient, eux aussi, de travailler en dehors de leurs habitudes. C’est pas facile pour les monteurs son de ne pas faire ce qu’on a l’habitude d’attendre d’eux sur les autres films car la productivité est un facteur prégnant dans le monde de la post production. Pietro, à l’instar du personnage de Raphael dans le film, travaille en retirant de la matière plutôt qu’en en ajoutant. Il s’amusait à dire qu’il faisait un film « tiers mondiste » et que le son devait être pauvre. Or, en montage son, on cherche le plus souvent à « enrichir ». Il était donc primordial de ne pas napper le film d’ambiances fournies, mais plutôt de se concentrer sur quelques sons importants. Plusieurs monteurs son n’ont pas eu envie de s’y coller. Tout le mérite du résultat revient à Bruno Reiland, Grégoire Chauvot et Maxime Saleix. Ils ont été vraiment forts parce que suivre Pietro est aussi sportif en montage son qu’en tournage. Il a fallu fabriquer le son en même temps qu’il fabriquait l’image. J’ai commencé par faire une première passe sur les directs afin de donner la couleur, j’y ai placé tous les sons seuls que j’avais enregistré sur le plateau, des sons que j’avais enregistré dans les pièces de la ferme avec les vrais objets pour sentir l’acoustique (pas, chaises, tiroirs porte etc.) Puis j’ai passé du temps avec Pietro au montage car il était très difficile pour lui de sentir certaines nuances. Je faisais donc des allers retours entre montage et montage son. On a très rarement eu une vision globale du film, ce qui, finalement, nous obligeait encore à nous éloigner des « habitudes », des réflexes professionnels. On a avancé par touches et le résultat est très très proche de ce que l’on avait en tête en début d’aventure.
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